Aux origines du nom du village de Geudertheim : le Haut Moyen Âge

Globalement, les noms de lieux peuvent se classer en différentes catégories. Tout d’abord les noms relatifs à la propriété seigneuriale ou foncière...


Extraits de l’article paru dans la revue annuelle de la SHABE, n° 33, 2005

 

Glossaire et conventions d’écriture :

 

Un toponyme est un nom de lieu et un anthroponyme un nom de personne. L’onomastique est la branche de la linguistique qui étudie les noms propres, c’est-à-dire ces toponymes et anthroponymes. Eponyme est le qualificatif d’une personne qui a transmis son nom à un lieu (ou à un objet d’ailleurs).

 

Un nom précédé d’un astérisque * signifie qu’il s’agit d’une forme reconstituée, non attestée dans les textes.

 

Le symbole > placé entre deux mots signifie que le premier est à l’origine du second, le symbole < indiquant à l’inverse que le premier est issu du second.

 

Les mots écrits en italique sont en général ceux en langue étrangère, ou appartenant à une langue morte (latin par exemple).

 

Les formes précédées ou suivies d’un tiret - sont des syllabes utilisées soit en préfixe (début d’un mot) soit en suffixe (fin d’un mot) et ayant en général une signification propre que l’on peut isoler.

 

Globalement, les noms de lieux peuvent se classer en différentes catégories. Tout d’abord les noms relatifs à la propriété seigneuriale ou foncière, qui renvoient aux seigneurs nobles ou ecclésiastiques de la localité : ce sont ceux qui nous intéressent le plus ici. Catégorie parfois proche, celle des noms religieux, rappelant le nom de la paroisse et/ou du saint patron local : on y trouvera notamment les toponymes en Saint- . Autre groupe également proche du premier, celui avec une terminaison en -ingen, désignant les habitants, le « clan », ou l’origine commune antérieure desdits habitants. Les noms géographiques forment enfin une catégorie très importante : innombrables sont les toponymes dont l’origine provient du nom d’une rivière ou d’une montagne proche, ou qui décrivent simplement la topographie des lieux.

 

Dans l’aire de langue germanique qui est la nôtre, les noms de lieux sont en général constitués d’un Grundwort (mot de base, déterminé) et d’un Bestimmungswort (déterminant), un système proche de celui des Gaulois et Gallo-Romains. Les mots de base, en position de suffixe, désignent généralement le type de localité, son histoire ou sa topographie. On trouvera ainsi –ach ou –bach pour les localités au bord d’un cours d’eau, -berg ou -bühl pour celles au flanc d’une hauteur ou au sommet de celles-ci, -kirch ou –münster pour celles nées d’une église ou d’un monastère, -thal pour celles dans une vallée, -wald pour celles dans ou près d’une forêt, etc. Plus bien entendu tous les mots désignant un groupe d’habitations, que cela soit sous la forme –hausen, -dorf (-troff), -heim, -weiler

 

Les déterminants vont servir bien entendu à différencier, à donner leur identité, à tous ces mots de base « génériques ». Dans de nombreux cas, les déterminants sont des mots qui ont pu également servir de mots de base : Bach-, Berg-, Mühl-, etc. Ils peuvent être aussi des noms propres relatifs à l’environnement, comme des noms de cours d’eau voisins (Rhein-, Saar-, Zorn-…), des noms botaniques (noms d’arbres : Eichen-, Tannen-…), des noms d’animaux (pour des raisons réelles ou d’après des légendes locales : Bär-, Hirsch-, Eber…).

 

Mais il y a aussi, représentant une proportion non négligeable, tous les toponymes dont le déterminant est un nom de personne, de façon plus ou moins évidente. Et si certains toponymes révèlent de façon assez transparente un nom reconnaissable (comme Friedrichshafen, le « port de Friedrich », Diedolshausen « les maisons de Diedold », Marmoutier/Mauermünster « le monastère de (saint) Maur », très nombreux restent ceux qui nécessitent une étude plus approfondie… sans parler de ceux qui restent mystérieux.

 

Les noms de lieux recèlent bien plus de mystères et de fantômes du passé qu’on ne le pense en général. Et Geudertheim ne faillit pas à la règle. La forme la plus ancienne attestée dans les textes est Gouderetheim dans le polyptique (manuscrit de dénombrement des biens) de l’abbaye de Marmoutier, écrit vers 1120 mais qui a été reconnu comme étant la copie tardive de textes remontant jusque vers l’an 900. On trouve ensuite en 1213 Godertheim, en 1214 Gottertheim, au milieu du 13e siècle Geudertheim, mais en 1265 Geidertheim et Goudertheim en 1300.

 

Copie du 12e siècle du plus ancien document mentionnant la villa Gouderetheim,
datant du 9e siècle (polyptique de l’abbaye de Marmoutier).

 

Heim est un vieux mot germanique signifiant à l’origine « maison, demeure » puis par extension « village ». La plupart des noms de lieux germaniques se terminant en –heim signifient ainsi « la demeure de, le domaine de… », en composition avec un nom de personne.

 

Cette habitude de nommer un lieu d’après le nom du propriétaire d’un domaine était vieille de plusieurs siècles, puisque déjà les Gaulois baptisaient certaines de leurs localités de cette façon, en particulier avec les suffixes –acum ou –(i)anum signifiant aussi « le domaine de ». Ambonnay, dans la Marne, est un ancien *Ambon(i)acum, le domaine d’Ambone, et Dourgne dans le Tarn est un ancien *Durnianum, domaine de Durnos. Les Romains connurent également ce mode de désignation des grands domaines, qui devinrent ensuite des villages : Flaviniacum (sous-entendu Flaviniacus fundus, « le domaine de » Flavinius), est devenu Flavigny-sur-Ozerain en Côte-d’Or et Jeugny dans l’Aube est un ancien Juviniacum (attesté en 877), domaine de Juvinius.

 

Comme nous venons de le voir au chapitre sur l’Antiquité, à partir du 3e siècle après J.-C. les incursions des « barbares » venus d’Outre-Rhin furent de plus en plus fréquentes, de petits groupes de Germains s’installant même petit à petit dans certaines régions, jusqu’à la grande et définitive migration des années 406 et suivantes, menant à l’effondrement de l’empire romain et, plus tard, à la création du royaume franc sous Clovis.

 

En matière de dénomination des villages, les tribus germaniques qui envahirent ainsi notre région à partir du 5e siècle ne procédèrent pas autrement que les Gallo-Romains, d’autant plus que ces invasions entraînèrent des attributions et partages des terres aux chefs de clans, selon les habitudes des peuples « barbares ».

 

S’il existe des exceptions (sur lesquelles il est peu utile de s’étendre ici), la plupart des noms en –heim sont des noms germaniques, formés à partir du nom du propriétaire du domaine d’origine, du « chef de clan » qui s’installa en ces lieux : Hartulf/Artulf à Artolsheim (Artolvesheim), Audovald à Orschwiller (Audaldovillare), Baldo à Bollwiller (Baltowiler en 727), Egibold à Eckbolsheim (Eggiboldesheim 884), Friedolf à Friedolsheim (Fridolfeshaim 771), Godomar à Gottesheim (Godamaresheim au 8e siècle), Gumprecht à Gumbrechtshoffen (Gumpershoven 1232), etc.5

 

Certains auteurs, comme Michel Paul Urban6 et avant lui Paul Piémont7, persistent néanmoins à affirmer qu’il faut chercher d’autres explications, récusant l’hypothèse « anthroponyme germanique + heim ». Rappelant certains érudits des années 1920 qui semblaient alors vouloir effacer un passé lié à « l’ennemi boche »8, passé germanique pourtant évident, ils essaient encore aujourd’hui d’expliquer de nombreux toponymes alsaciens par des noms latins, jusqu’à l’obsession. Ainsi, en ce qui concerne Geudertheim, dans son ouvrage récemment paru, M.P. Urban - en parallèle à une hypothèse « plus classique » par laquelle il avance que Gouderetheim pourrait être la demeure d’un nommé Gaudhard « variante ancienne de Gothard » (hypothèse qui cependant n’explique pas idéalement la forme Gouderet…) - propose comme souvent dans son livre une explication latine, à savoir « *Guttaretum, c’est-à-dire la ‘colline de la source’, du latin gutta ‘colline, source’, suivi de suffixes collectifs (-ar- + etum) ». Nous avons dit dans le bulletin 2005 de la SHABE ce qu’il fallait en penser.

 

Une fois établi qu’un anthroponyme (nom de personne) est à l’origine d’une forte majorité de noms de lieux en –heim, on peut se demander qui étaient, sur le plan social, ces personnes qui associèrent leurs noms aux –heim, mais aussi aux –ingen, aux –dorf et autres –hausen. Après la disparition de l’État gallo-romain, les chefs francs reçurent de leur roi des propriétés foncières et en assurèrent l’administration. La société du Haut Moyen Âge fut ensuite organisée selon un système domanial complexe : le fisc mérovingien puis carolingien – c’est-à-dire les richesses foncières de l’état, l’ensemble des terres du royaume – fut ainsi l’héritier direct du fisc impérial romain. Le royaume fut divisé en unités régionales appelées pagi (pluriel de pagus), elles-mêmes divisées en fisci (au singulier fiscus) qui étaient le regroupement des unités de base qui étaient les villae, grands domaines appartenant à de riches propriétaires terriens représentant l’aristocratie franque.

 

Dans le cas de Geudertheim, quel est l’anthroponyme germanique à l’origine du nom de la commune ? Les spécialistes, et notamment Förstemann, auteur d’une monumentale compilation onomastique, ont vu dans le Gouderet- de Gouderetheim le nom Guoatarat ou Guoterit. Le système anthroponymique germanique – d’ailleurs identique au système celte ou scandinave – étant très simple, il ne devrait pas être trop difficile d’en décrypter la signification… a priori.

 

Ces noms germaniques étaient en général composé de deux termes, choisis dans une très vaste « banque de données » : Wolf/Loup, Bär/Ours, Rabe/corbeau, Bald/intelligent, Heer/armée, Adal/noble, Win/ami, Hart/fort, Reich/riche, Mut/courage, Thiuda/peuple, Gott/dieu, Sieg/victoire, Mar/célèbre, Berth/brillant, Ger/épée, Rand/bouclier, etc. Il y en a des dizaines et des dizaines.

 

Lorsque des parents donnaient à leur nouveau-né un nom comme Adalbert (noble-brillant) > Albert, Berchtolf (brillant-loup), Eberhard (sanglier-fort), Gertrud (épée-magicienne), Sigimar (victoire-célèbre), Mechthild (puissance-combattante), Dagobert (jour-brillant), Theoderic (peuple-roi) > Dietrich > Didier, il est clair qu’ils espéraient ainsi donner à l’enfant les qualités représentées par le nom qu’il allait porter. Lorsque ces noms font référence à des animaux, on parle de « noms totémiques ».

 

Ceci étant acquis, quelle est la signification des deux termes constituant le nom Guoatarat/Guoterit ? Malheureusement pour nous, chacun en présente deux voire trois possibles…

 

Pour Guota, il peut ainsi s’agir de Gauta, connu entre autres comme étant le nom de la tribu des Goths et de son fondateur mythique Gaut/Gautr/Geat qui, avec un « s » de liaison intermédiaire, peut donner Gauz dans les noms composés comme ceux – attestés - de Gauzebald, Gozhart, Gauzrat, Gauzbod, etc. à côté de Gautbert, Gauttrudis, Gautfred, Gauthildis… et Gauterit attesté au 5e siècle dans l’espace wisigothique. On retrouve des noms formés sur ce terme Gauta dans les noms de lieux comme Gossenberg im Ensthal (Styrie, Autriche) < Goutsinperch en 1074 ou Gostingen (Grand-Duché de Luxembourg) < Gautsbrehtinge en 929. Peut-être pas l’hypothèse la plus probable dans les régions où les Goths ne furent pas présents.

 

Une autre signification possible est Guda, pour Gott « dieu », que l’on retrouve dans les noms de personnes comme Godabold, Gotberga, Godabert, Gotahard, etc. Quant aux noms de personne du type Guderad/ Goderad, ils ne sont pas rares, aussi bien au masculin qu’au féminin : Codirad en 746 en Italie, Goderad en 749 aussi en Italie, Cotarat au 8e siècle, Gotraht au 8e siècle, Chuderat au 8e siècles, Godrada (féminin) au 9e siècle dans les chartes de l’abbaye St-Rémi de Reims. Plus un Guderit au 6e siècle dans le plus ancien document gothique de Naples.9

 

Enfin la dernière possibilité est Goda pour gut « bon ». Förstemann, qui a compilé tous ces anciens noms germaniques, considère que c’est l’hypothèse la plus probable pour les formes avec ua et uo et finalement en û. Parmi les noms formés avec ce préfixe figurent Goadpert, Cuotrud, Coatfrid, Guatheri, Guodhelda, Guotmann et bien entendu Cuotarat, attesté dans les textes anciens, au 8e siècle (Libri Confraternitatum) sous les formes Cuoterat, Cutrat, Gueterad, Cudret, ainsi que les formes féminines Guodrada et Guderada, toutes deux attestées par des textes du 9e siècle. On notera que les lettres C et G étaient souvent équivalentes.

 

Il est malheureusement impossible, en raison de l’ancienneté des textes, des particularismes des rédacteurs de chartes, et aussi des variantes dialectales, de connaître quel préfixe est celui qui doit être chaque fois retenu, entre Gauta, Gott et gut.

 

Quant au 2e terme –ret de Gouderet(heim), il ne semble pas exister dans le système anthroponymique germanique, et il faut donc soit comprendre -rat, soit comprendre -rit.

 

Le terme -rat, en fait -rad, est très fréquent dans les noms germaniques, et signifie, comme en allemand moderne « conseil ». Si les noms binaires peuvent (encore à cette époque) se traduire, Adalrad serait donc par exemple (« celui qui sera ou fera»…) « le bon conseil », Bertrada serait « conseil brillant », Irminrat « conseil d’Irmin » (un dieu germanique), Radbod « qui offre le conseil », Teudrad « le conseil du peuple », Radbald et Konrad « le conseil avisé », etc. et bien entendu Gu(o)tarad serait dans ce cas probablement « (celui qui est de) bon conseil ».

 

Mais nous venons de voir qu’à côté de Gu(o)tarat, les formes Guterit et Gauterit sont aussi attestés par les textes. Et si le terme rit est rare en préfixe, il est un peu plus fréquent en suffixe, c’est-à-dire en deuxième partie de nom justement. Une incertitude plane cependant sur sa signification, qui est peut-être « chevauchée » (cf. allemand reiten), ou une déformation de frid (allemand Fried « paix ») voire de rich (allemand reich « riche »). Le nom Gaudericus (forme latinisée) et Gauderich est justement lui aussi confirmé par les textes anciens du Haut Moyen Âge…

 

En clair, Guotarat alias Guderad – comme nous l’avons vu un nom de personne existant dans l’ensemble du monde germanique de l’époque du 6e au 9e siècle - fut ainsi nommé par ses parents parce que ceux-ci souhaitaient qu’il soit plus tard de « bon conseil » (ou qu’il donne un « conseil avisé par les dieux ») ou bien, dans l’hypothèse Guotarit, qu’il soit un bon cavalier…

 

 

Ferme d'une villa carolingienne.
Reconstitution d'artiste du début du 20e siècle

 

Mais « notre » Guotarat ou Guoterit possédait-il, en plus de son domaine de la villa Gouderetheim, des terres dans les proches environs ? Un tel cas est loin d’être rare et est même plutôt fréquent. De fait, le propriétaire de ce domaine au bord de la Zorn qui est devenu notre commune avait lui aussi peut-être une seconde (au moins) propriété à courte distance de cheval : car une charte conservée aux Archives Municipales de Haguenau10 cite des vignes, sur le territoire de la commune d’Ohlungen, situées sur une colline appelée Göidertzberge que l’on pourrait également orthographier Geudertsberg.

 

Malheureusement, rien ne pourra jamais confirmer cette hypothèse. Notons cependant qu’il ne fut pas le seul seigneur franc nommé Guotarat ou Guoterit à laisser son nom à une commune. Il eut des homonymes qui sont à l’origine du nom d’au moins deux autres villages. Tout d’abord Gopprechting, aujourd’hui un simple écart de la commune de Vöcklamarkt, province de Salzburg, en Haute-Autriche, et cité vers l’année 1100 sous la forme Guotratingen, formé sur cette autre suffixe courant –ingen, signifiant « les gens de », « les descendants de » ou « le clan de » (en allemand Sippe).

 

Le second village est une localité aujourd’hui absorbée par celle de Carlsdorf an der Esse, elle-même intégrée aujourd’hui à la commune de Hofgeismar en Hesse (Allemagne) : le village de Goteredeshusun (avec –hausen pour « maisons ») cité en 965, puis sous les formes Gothardeshen en 1273, Gothartsen en 1312, 1320 et 1325, Godwerssen en 1430, Godhardessen en 1439, Gotersen en 1464, finalement déformé en Gauze.

 


 

5 Ludwig BOSSLER, « Die Ortsnamen im Unter-Elsass », in Zeitschrift für deutsche Philologie, 6. Band;, Halle 1875.

6 Michel Paul URBAN, Lieux dits, Dictionnaire étymologique et historique des noms de lieux en Alsace, Editions du Rhin 2003

7 Paul Auguste PIEMONT, L'Établissement de la frontière linguistique franco-germanique, Strasbourg, chez l'auteur, 1963 et La Toponymie : conception nouvelle, le sens des noms de champs, des noms de localités en pays roman et germanique, Strasbourg, chez l'auteur, 1969.

8 Un des sommets en la matière a été atteint notamment par Charles RATH, Les Noms géographiques et la Préhistoire de l’Alsace, Mulhouse, 1920

9 Ernst Wilhelm FÖRSTEMANN, Altdeutsches Namenbuch, 1. Bd. Personennamen. 1900, 2. Bd. Orts- und sonstige geographische Namen, Bonn : P. Hanstein, 1900-1913

10 Cote : BB 188a/14. Merci à Bernhard Metz !

 

 

 

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