4. Une particularité étrange : l'aigle et le lion associés

Mais, « à partir du 12e siècle, un autre animal s'oppose de plus en plus fréquemment au lion et lui conteste sa récente primauté4 : l'aigle. (…) Ce qu'il faut mettre en valeur c'est - contrairement à une idée répandue - la relative pauvreté du rôle de cet oiseau dans l'emblématique et dans l’insignologie germanique du Haut Moyen Âge.

L'aigle carolingienne, l'aigle que Charlemagne fait placer au sommet du palais d'Aix-la-Chapelle, est une aigle romaine et non pas allemande. À l'aigle, la civilisation germanique, et aussi la civilisation celte, préfèrent un autre oiseau de proie, le faucon. (…)

Par là même, aux environs de l'an mil, vers la fin de l'époque ottonienne, un glissement formel et sémantique peut s'opérer et faire fusionner le faucon germain et l'aigle romaine. L'oiseau des empereurs Staufen et de leurs successeurs (Frédéric Barberousse est le premier qui use de l'aigle sur sa bannière et dans son écu) est le produit de cette fusion. »5

« Statistiques et cartographies héraldiques (exercices difficiles) mettent bien en valeur le caractère antinomique des deux animaux : jusqu'au milieu du 14e siècle, on observe que toutes les régions riches en aigles sont (relativement) pauvres en lions, et réciproquement. À l'échelle de l'Occident, il n'y a qu'une exception : la Normandie (mais pour la période médiévale, quel que soit le problème envisagé, la Normandie est toujours un territoire d'exception) ».6

 

Carte de la fréquence du lion dans les armoiries médiévales (12e-15e siècles), d'après le dépouillement d'environ 125 000 armoiries connues par des sceaux et par des armoiries.
Légende : - 1. Régions où le lion se rencontre dans plus de 18 % des armoiries.
- 2. Régions où le lion se rencontre dans 15 à 18 % des armoiries. - 3. Régions où le lion se rencontre dans 10 à 15% des armoiries. - 4. Régions où le lion se rencontre dans moins de 10% des armoiries. - 5. Régions qui n'ont pas été prises en compte par l'enquête. (Carte et légende repris de Michel PASTOUREAU, article cité). 

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En clair, dans les armoiries, on choisit soit l’aigle, soit le lion, pas les deux. Et cette opposition n’est pas innocente, notamment dans les pays du Saint-Empire romain germanique, qui ont été secoués par la querelle entre les Guelfes et les Gibelins.

Ceux-ci étaient deux partis puissants qui divisèrent l'Allemagne et l'Italie aux 12e, 13e et 14e siècles, au sein d’une querelle née en Allemagne où deux familles princières ayant pour chefs, l'une Conrad, fils de Frédéric de Hohenstaufen, duc de Souabe, seigneur de Waiblingen (d'où par déformation Gibelin) et l'autre, Henri le Superbe, duc de Saxe, neveu de Welf (Guelfe II), duc de Bavière, se disputèrent la couronne impériale après la mort de l’empereur Lothaire en 1138. Conrad - chef des Gibelins - ayant été élu empereur, les Guelfes refusèrent de le reconnaître, et lui cherchèrent partout des ennemis. Ces querelles, terminées en Allemagne par la victoire de Conrad, qui assura l'avantage aux Gibelins et donc aux Hohenstaufen, furent transportées en Italie où elles durèrent longtemps encore, via des querelles entre villes. Les Guelfes italiens en opposition avec l’empereur germanique dont ils voulaient se libérer de la tutelle, se placèrent du côté du pape, lui-même en différend avec l’empereur depuis l’affaire dite des Investitures7. Après une véritable guerre entre factions sur le territoire de l’Italie, cette querelle des Guelfes et des Gibelins ne fut plus qu'une lutte particulière entre deux ou quelques villes d'Italie, voire entre deux ou quelques familles dans une même ville.8

Cette lutte a été popularisée dans Roméo et Juliette, la fameuse pièce de William Shakespeare, qui raconte l’amour impossible entre ces deux jeunes gens, appartenant à deux familles opposées, d’une part les Montaigu (en italien Montecchi, du clan des Guelfes), et d’autre part les Capulet (en italien Capelletti, du clan des Gibelins).

Cette longue querelle entre les deux partis se traduisit entre autres au niveau de la symbolique héraldique : « l’aigle est l'animal de l'empereur, de ses partisans, de ses ‘fonctionnaires’ ; le lion est l'animal de ses adversaires. Aux 12e et 13e siècles, les querelles entre Guelfes et Gibelins mettent particulièrement en exergue cette lutte politique et emblématique entre les deux animaux. Il est probable que la plupart des lions ducaux et comtaux (Saxe, Brabant, Hainaut, Flandre, Palatinat, Souabe, Misnie, etc.) sont, à l'origine, des lions choisis pour souligner une opposition à la politique impériale. À la fin du 13e siècle encore, Otton IV comte de Bourgogne, en révolte contre l'empereur, abandonne son écu à l'aigle pour un écu au lion. »

Il s’avère cependant que les von Geudertheim étaient justement à l’origine des fonctionnaires impériaux, appartenant à ces très anciennes familles nobles dites « ministérielles » issues des serviteurs, défenseurs et fonctionnaires du château impérial d'Haguenau9. Le fait qu’ils aient pu associer, et ce de façon quasi unique, à l’aigle impériale des Hohenstaufen le lion des Welfen de Bavière est donc un mystère…

Le dernier représentant de la famille von Geudertheim s’éteignit précisément le 8 décembre 1483. Mais les armoiries de la famille furent reprises un moment par la famille Wurm von Erstenberg, devenue Wurm von Geudertheim, qui devint en 1490 seigneur de la partie du village qui dépendait de l’empire d’Allemagne (l’autre moitié dépendant, rappelons-le, de l’évêché de Metz, puis plus tard des Hanau, des Hanau-Lichtenberg, et enfin des Hesse-Darmstadt.
Cf. rubrique "Histoire/Moyen Âge"). En 1592, dans son Chronicon Alsatiae, le chroniqueur Bernard Hertzog donna une représentation de ces armoiries des Wurm von Geudertheim :

 


 

4 Primauté récente par rapport à l’ours, « homme sauvage » considéré pendant des temps immémoriaux et jusqu’à l’apparition de l’héraldique justement, comme le roi des animaux.
5 Michel PASTOUREAU, article cité.
6 Idem.
7 La « querelle des Investitures » remontait au pape Grégoire VII élu en 1074, pape qui avait entre autres supprimé le privilège des souverains germaniques de nommer les évêques dans l’Empire, et même d’avoir le contrôle sur la nomination du pape.
8 Source : article « Guelfes et Gibelins » sur le site encyclopédique gratuit Imago Mundi, http://www.cosmovisions.com
9 Voir Michel KNITTEL, Geudertheim, la mémoire du passé, pages 60 à 62.

 

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